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Textes

Article de Florence Dunoyer de Segonzac pour le magazine Fèvre n°70 
2022

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Une légère oscillation

La photographie est la matière première de Julia Pitaud, qui l’utilise plastiquement comme matériau de construction poétique. L’artiste pense le corps à la fois à travers les objets qui l’entourent comme le vêtement, seconde peau de l’être humain et le motif du siège, de l’assise et elle s’y intéresse également par le prisme du déplacement.
La Chaise (2015) constituée de chambres à air récupérées, est habillée d’images prises lors de voyages à l’étranger. Deux mouvements constituent la pièce : ceux, invisibles, d’inconnus à vélo et ceux, personnels, de l’artiste en voyage. La Chaise renvoie à une posture statique impossible puisque l’objet semble pris d’une étrange mollesse : c’est l’œuvre qui se détend et non le visiteur. Le corps est un étrange compartiment de voyage et à travers lui se déploie notre relation aux autres ; la proximité physique est souvent la promesse d’une distance émotionnelle et inversement.
Paris-Alençon (2016) témoigne d’un geste précis : laisser son manteau en arrivant chez quelqu’un.

Le trajet auquel le titre fait référence n’est autre que celui réalisé par l’artiste durant des mois dans le but de rejoindre son compagnon. Les images de Paris font corps avec celles d’Alençon, le tronc de l’arbre avec la jambe du pantalon. En 2016, Julia Pitaud est habitée par l’obsession de récupérer des vêtements usés, ayant appartenu à des personnes qu’elle n’a pas connu et ne connaîtra jamais. Elles les choisit blancs, comme une page vierge, pour y transposer plus facilement ses intentions.

 

Clara Daquin-2018

Interview 

 

Comment as-tu mis en scène ton diplôme (Dnsep) ?

C’est un ensemble dans lequel chaque pièce a sa propre histoire. Je voulais que les sculptures communiquent entre elles et forment une boucle, qu'elles rebondissent formellement, plastiquement et philosophiquement. « Zone » rappelle les sacs plastique de « Seconde peau » qui fait elle-même écho au « Portant »… Je voulais aussi proposer une circulation en latence, comme si mes sculptures étaient stoppées dans leurs mouvements, et qu'elles se laissaient découvrir peu à peu dans l'espace. Je l’ai intitulé « Ils s'abandonnent » car mes sculptures, se donnent à voir dans ce lâcher prise, comme échouées dans l'espace.

 

Tu arpentes les rues un appareil photo en main. Comment articules-tu la photographie et la sculpture ?

Dans mes promenades, je me laisse porter par ce qui est autour de moi sans rechercher quelque chose de précis. La photographie me permet dans un premier temps de capturer ce qui m'intrigue, de mémoriser les éléments sur mon passage. Le lien entre la photo et la sculpture s'est fait naturellement. La photographie devient un matériau au même titre que le silicone ou le goudron dans mon travail. Elle est là pour donner corps et sens à la sculpture.

 

Te sens-tu plutôt sculpteur ou photographe ?

Plutôt « plasticienne », mais je me sens multiple, je ne veux pas me censurer. La création ne doit pas se limiter.

 

Quelle est la place de photographie dans ton travail ? 

Avant que je ne l'intègre à ma pratique sculpturale, elle était secondaire. Je ne savais pas comment montrer mes prises de vue avant de les envisager de façon matérielle. Elles enregistrent une action antérieure, celle du déplacement et de l'observation de mon environnement. Mais ce qui m’importait surtout dans les sculptures présentées à mon diplôme, c'était l'altération, l'usure, la disparition. Je ponce, émiette, déchire mes propres prises de vues. La photographie permet cela matériellement.

 

Il y a un lien entre la forme et le fond dans ton travail. Comment choisis-tu tes sujets, tes matériaux et les photos qui s’y collent? 

Je travaille avec ce qui me violente, m'obsède, me questionne. Les pièces de mon diplôme font écho à ma vie à Paris, ce que j'y vois et découvre… J'ai besoin d'extérioriser tout cela, de le matérialiser de façon sensible et fantasmé et de le déployer. Alors je récupère et stocke des matériaux que je vais pouvoir transformer. Puis je les expérimente avant de trouver la bonne adéquation entre forme et fond. Par exemple pour « La chaise », j'ai récupéré des chambres a air usagées chez un vendeur de vélo. Je voulais m'approprier les déplacements enregistrés par ces boyaux de caoutchouc abandonnés et y mêler ma propre histoire. 

 

Des sculptures molles, fragiles, des boyaux, des tubes… Il y a quelque chose d’organique dans tes sculptures. Comment l’expliques-tu ?

Je pense mes sculptures comme des éléments vivants. Les matériaux qui les constituent sont en lien direct avec l'homme et ses actions. Elles sont tout aussi précaires, mouvantes et instables que nous pouvons l'être. 

 

« Aux entrailles de la ville », « Seconde peau»… Est-ce que la ville est organique à tes yeux ?

Puisque la ville est faite d'énergie humaine, elle est donc organique. Elle est faite d'histoires qui se croisent, se rencontrent, et cela laisse des traces dans l'architecture et l'espace.

 

Quel est ton propre lien à la ville ?

J'ai toujours vécu en ville. C'est pour moi un espace d'inspiration et de création sans fin. C’est aussi un concentré de violence. L'évoquer justement aux travers d'éléments mous m'a permis d'aborder avec douceur ce qui me paraît agressif.

 

Mollesse, fragilité, détente… tes œuvres semblent inviter à à lâcher prise. Est-ce le cas ?

Chacune de mes pièces est conçue comme une poésie qui produit son propre espace-temps. Pour mon diplôme précisément, j'ai cherché à créer un temps en suspens, qui ne fige ni n’arrête les formes. 

 

« Jour de lenteur » fait allusion à une œuvre de Tanguy. Pourquoi ce clin d’œil ?

Il y a chez lui une mollesse et un espace-temps très particuliers, non définis. Cette étrange atmosphère de no mans’land pastel m'a marqué. J'ai voulue que cette sculpture soit déchue comme ces vieilles balançoires oubliés dans les jardins. Elle évoque en fait les immenses câbles qui passent au-dessus de nos têtes dans le métro. En les regardant, j'ai le sentiment de voir passer cette énergie à tout allure.

 

La dernière œuvre de ton diplôme, « La Jetée » avait une position très spéciale dans ton exposition. Peux-tu l’expliquer?

La jetée est la dernière sculpture sur le parcours de mon diplôme. Elle est différente des autres car je l'ai conçue in-situ. On est amenés à marcher sur « La jetée » pour entrer dans l'espace. Le déplacement est physique cette fois pour le visiteur.  Cette jetée fait face à la rue, à la Seine et au Louvre et clôture donc mon diplôme sur une projection vers l’extérieur, un ailleurs. Le titre évoque les jetées des côtes normandes mais aussi le film de Chris Marker dans lequel les images sont immobiles et le temps primordial. On a le sentiment d'« appeler le passé et l'avenir au secours du présent » pour citer Marker.

 

Que présentes-tu pour l’exposition des « félicités » ?

Un nouvel ensemble de sculptures constituées de photographies.

 

Propos recueillis par Anaïd Demir-2016

Ils s'abandonnent

Alors que la ville est un grand magma anonyme, Julia Pitaud en arpente les rues, son Reflex photographique en main. D’un clic, elle en prélève les traces laissées par les passants. Sacs en plastique abandonnés, murs écaillés, imposantes grues, vêtements séchant aux fenêtres… ces photographies de l’infra-mince urbain deviennent le matériau privilégié, voire la toile de fond de ses sculptures. Dispersées, collées, amalgamées, découpées, patinées voire piétinées, recouvertes de silicone, de vernis ou de dentifrice, ces vues couleur se fondent dans le décor au point de quasi disparaître. Comme une peau urbaine, elles recouvrent les œuvres fragiles que l’artiste a forgé dans la mollesse d’une chambre à air, d’une poignée de cables électiques ou d’un tuyau d’apirateur. Forme et fond, signifiant et signifié se mèlent alors dans des pièces aux titres évocateurs. Alors que l’œuvre aux allures de tube digestifs intitulée « Aux entrailles de la ville » fait allusion au métro, les photographies qui la recouvrent nous en offrent des vues. La sculpture circulaire « Aux portes de Paris » évoque, elle, le périphérique. Composée de chambres à air, « La Chaise», nous ramène mollement aux balades à vélo comme au farniente les jours d’été dans les jardins publics. C’est ce même lâcher prise qui traverse la pièce « Jour de lenteur », un ensemble de cables électriques blancs en suspension tel un mobile, qui fait un clin d’œil direct au tableau d’Yves Tanguy du même nom, ainsi qu’à son univers digne d’un cocon hors-temps. Enfin, « La Jetée », présentée lors du diplôme de Julia Pitaud à l’ensb-a, elle fait non seulement un clin d’œil au célèbre film de Chris Marker mais s’offre comme une plongée dans la carte postale parisienne. Comme en suspension dans le temps, ces sculptures offrent une forme de digestion sensuelle de la ville. Elles sont les traces d’un flux humain informe et ininterrompu. A la fois urbain et rêveur, le travail de Julia Pitaud invite au lâcher prise.

 

Anaïd Demir-2015

Collectionner la matière

Les sculptures de Julia Pitaud sont conçues à partir de matériaux divers, hétéroclites, bien souvent de récupération, tels que le goudron, le silicone, le tissu ou encore des câbles électriques ou du chewing-gum. Plusieurs substances s’entremêlent, se superposent et se recyclent. La photographie fait aussi partie de sa pratique. Les prises de vues que l’artiste réalise lors de ses errances urbaines et de ses parcours constituent et donnent corps aux sculptures. Comme dans la théorie de Vladimir Vernadski1 , selon laquelle la néosphère, tissée à partir de l’imaginaire, de la conscience, des idées et des découvertes, plane autour de notre planète, la couche photographique de Julia Pitaud enveloppe ses sculptures. L’œuvre rend compte des réflexions et des expériences multiples vécues par l’artiste pendant son processus de création, et en devient la transfiguration. Les sculptures de Julia Pitaud existent dans un premier temps sous la forme d’une projection, celle des témoignages et des emprunts liés à ses déplacements.

Le sentiment de perpétuelle mutation contredit la conception d’une sculpture stable et autonome.

Le déplacement se poursuit à l’intérieur des objets, qui semblent continuer à enregistrer, conserver et rappeler sa mémoire – celle du flâneur. Quand nous restons figés, la flânerie dépasse le mouvement et se prolonge dans nos rêves et nos souvenirs. Ce mouvement, sous forme d’une projection, envahit les sculptures de Julia Pitaud, les déstabilise et mène presque dans une faille ou dans une chute.

 

Pour l’exposition Vertige en terrain plat, l’artiste a réalisé spécifiquement, une tige de la longueur de l’espace qui l’accueille, sur laquelle elle a disposé méticuleusement trois sculptures.

Cette dernière série, que l’artiste définit comme une « collection », présente donc un ensemble sculpturale où des vêtements d’occasion sont choisis en tant qu’éléments dominants. A travers le processus du collage, Julia Pitaud réalise deux gestes divergents : l’un de dégradation, où les photographies qui recouvrent ces vêtements sont fortement altérées, dans l’apparence comme au toucher, et l’autre de valorisation, puisque ces matériaux modestes deviennent partie intégrante de l’œuvre. Comme dans une procédure de collecte et de reconversion, l’artiste prive ces objets de leur histoire et de leur mémoire, et se les approprie pour leur offrir une nouvelle vie.

Au premier abord, l’aspect brut de ces sculptures dissimule leur nature fragile et trahit, pour un instant, le spectateur négligent. Le travail de Julia Pitaud montre son habilité à révéler, à travers la transformation et le mélange de réalités communes et de matières ordinaires, une autre vision de tous ce qui participent à notre quotidien. Enfin, le rapport de Julia Pitaud à l’environnement évolue de pair avec le développement de son œuvre à la fois point de repère, source d’inspiration et matière.

 

1 Vladimir Vernadski (1863 – 1945) est un minéralogiste et chimiste russe qui a beaucoup contribué à la recherche sur la composition de la biosphère de la Terre. À partir des études de Pierre Teilhard de Chardin, Henry Bergson et Édouard Le Roy, il a notamment développé le concept de néosphère, littéralement d’une sphère de la pensée, qui formerait la dernière couche autour de la terre.

 

Claudia Buizza et Anastasia Krizanovska-2016

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